du Mont de l'Aigle

du Mont de l'Aigle Bulldog continental

Bulldog continental

Le sang du grand Médor

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J'allais attaquer mon premier petit muscadet de la journée lorsque la porte du bistrot s'ouvrit sur deux personnages reliés par une ficelle : un homme et un chien. ils jetèrent un coup d'oeil panoramique sur les consomateurs, se consultèrent du regard, puis mirent le cap de mon côté.

L'homme s'assit en face de moi tandis que le chien se coulait sous la table.

"Monsieur," dit l'homme, "je n'ai pas toujours été la loque poussiéreuse et famélique que vous avez devant vous. Des temps furent où je rayonnais de beauté plastique et pétaradais de traits d'esprit. Et mon chien, celui qui vient de s'effondrer sous la table, n'a pas toujours été la créature bancale et pelée que vous avez vue s'encadrer avec moi dans l'ouverture de la porte de cet infâme bouiboui. Ne vous fiez pas, Monsieur, à nos seuls phénotype ; ils sont minables, j'en conviens... Mais nos génotypes, Monsieur, Ah, si vous pouviez voir nos génotypes ! "

Là dessus l'homme se leva, ouvrit toute grande sa veste rapiécée, constata lui même qu'il n'exhibait ainsi, en guise de génotype, qu'un chandail bringé de dégoulinures variées, et se laissa tristement retomber sur sa chaise. Après quelques instants de silence navré, l'homme dit humblement : "Vous voulez bien, Monsieur, que je vous parle de nos génotypes ?"

Je n'eus pas le courage de lui refuser cela et, encouragé par un muscadet de renfort qui était arrivé là par enchantement, l'homme au beau génotype poursuivit :

"Mon chien et moi descendons tout droit de la bataille d'Azincourt (1415), où mon ancêtre Ilenbave de Convoitise et son dogue, le Grand Médor, s'illustrèrent en réduisant en bouillie une véritable flopée d'anglois.".

Et j'eus droit à un extraordinaire reportage, en différé, sur la bataille d'Azincourt, émaillé d'étonnantes péripéties, se terminant toutes de la même façon : un levage de patte du Grand Médor sur les restes méconnaissables d'un certain nombre d'ennemis, nombre entier ou décimal. Puis l'homme, passant de l'épopée à la génétique, entreprit de m'expliquer que lui-même et son chien étaient la copie conforme de leurs glotieux ancêtres. C'était leur "sang" authentique, non dilué et sans additifs, qui circulait actuellement dans les veines et les artères de ces deux phénomènes.

"Ben dites donc", lui dis je, "qu'est ce qu'on s'est payé comme consanguinité dans vos familles, pour arriver à ce résultat là ! ". "Consanguin ? ", dit l'homme, "consanguin, mon Médor consanguin ! ". Il en avala son muscadet de travers. "Monsieur", continua-t-il non sans noblesse, "ce n'est pas parce que vous me payez à boire que vous acquérez ainsi le droit de m'insulter ; sachez qu'il n'y eut jamais de consanguinité, ni dans ma famille, ni dans celle de Médor. C'est du reste de là que nous vient notre prodigieuse robustesse" ; et, ce disant, l'homme essaya de donner un aspect redoutable à ses quelque quarante kilos.

"Mais, lui dis-je, dans ce cas, j'entrevois une petite difficulté : entre Azincourt et nous, ça nous fait quelque chose comme 27 ou 28 générations pour l'homme, et dans les 200 pour le chien. Si vos ancêtres étaient tous différents sous Charles VI, cela vous en fait une bonne centaine de millions".

"Tiens, pourquoi", dit l'homme.

" Eh bien, parce qu'à chaque génération, le nombre d'ancêtres est multiplié par deux ; deux parents, quatre grands-parents, huit arrière-grands-parents... multipliez par deux comme ça 27 fois et vous verrez bien que vous trouverez plus de cent millions d'ancêtres... Quant à Médor, à raison d'une bonne trentaine de générations par siècle, pas la peine de remonter à la bataille d'Azincourt ; en se limitant à celle d'Hernani (1830), ça fait déja dix mille milliards d'ancêtres au Médor actuel. Alors, comme il n'y avait pas une centaine de millions de Français en 1415, il me semble qu'il a dû y avoir quelque consanguinité dans vos familles, mes pauvres amis...".

L'homme ne se troubla pas pour si peu.

- "Voyez vous, Monsieur," dit-il, "cela démontre tout simplement que la France était bien plus peuplé sous Charles VI qu'on ne le dit généralement ; et puis à Azincourt, on a été battu mais à Hernani, je crois qu'on a gagné".

Je dus demander aide et assistance au muscadet pour amortir le choc. Il fallait d'autres arguments...

-"Autre chose," lui dis je. "Votre éminent ancêtre Ilenbave de Convoitise avait 46 Chomosomes, et son Grand Médor, 78".

-"Facilement !" dit l'homme, "pour eux c'était un minimum".

-"Il avait 46 Chromosomes", hurlai-je en ponctuant cette affirmation d'un grand coup de poing sur la table; "23 paires; 46, vous entendez ? 46, pas 47".

Les autres clients du bistrot nous regardaient, perplexes, et le patron se demandait s'il pouvait encore servir du muscadet, ou pas.

Je retrouvai mon calme et continuai ma démonstration:

-"sur les 46, il en a passé 23 (pas un de plus, pas un de moins) à son fils, ou à sa fille si vous voulez".

-"A son fils", dit l'homme.

-"Bon, à son fils ! n'empêche que les 23 autres chromosomes d'Ilenbave sont partis se promener ailleurs".

-"Peut-être" dit l'homme...

-"Surement", grommelai-je en recommençant à m'énerver.

-"Admettons", dit l'homme, "mais ça devait être sur les 46, les 23 meilleurs".

-"Eh bien admettons aussi, dis je, les 23 plus beaux, le haut de gamme... N'empêche que ces 23 chromosomes de luxe, le fils d'Ilenbave les a mélangés, touillés et retouillés, avec les 23 autres chromosomes, tout à fait quelconques, qu'il avait reçus de sa mêre (la femme d'Ilenbave) ; car je suppose qu'on ne se reproduit pas par parthénogenèse dans votre famille".

-"Non, ce n'est pas dans nos coutumes" dit-il.

-"Bon, alors quand le fils d'Ilenbave a refilé 23 Chromosomes à son fiston, il a tapé dans ses 46 au petit bonheur ; et le petit-fils d'Ilenbave a du recevoir une petite douzaine de ces chromosomes de luxe, complétant à 46 avec du chromosome de série".

Il me sembla qu'une légère inquiétude commençait à envahir mon interlocuteur. Je continuai donc, avec un zeste de sadisme : "L'arrière-petit-fils d'Ilenbave en avait peut-être encore une demi-douzaine, mais au bout de 5 à 6 générations, il devrait rester péniblement un chromosome, certe magnifique, de votre Ilenbave, mais complétement paumé parmi les 45 autres qui arrivent de partout".

-"M'étonnerait ", dit l'homme que je sentis vaciller.

-"Réfléchissez ! dis je avec une férocité hyrcanienne. Divisez 46 par deux, six fois de suite (pour Ilenbave) ; et puis divisez 78, par deux sept fois de suite (pour Médor), et dites moi si vous trouvez plus de un ! Donc, du côté de la mort de jeanne d'Arc pour Médor, et de Marignan pour Ilenbave, les rejetons avaient déja du mal à retenir un seul chromosome de luxe.

-"Et après ?" dit l'homme que l'angoisse commençait à tire-bouchonner sur sa chaise.

-"Et après ? et mon beau visage se tordit dans une horrible volupté, après, eh bien, ça a été tiré à pile ou face pendant une vingtaine de générations pour vous, et dans les deux cents pour Médor ; et pour que vous ayez encore un seul chromosome de luxe dans votre patrimoine génétique, il faudrait que votre noble famille ait gagné vingt fois de suite à pile ou face (et deux cents fois pour la dynastie des Médors)".

Je m'arrêtai pour reprendre tout à la fois haleine et muscadet. L'homme avait pris sa tête dans ses mains. Son phénotype était plus minable que jamais. Médor, sous la table, faisait preuve de plus de philosophie. J'entendis une voix sangloter : "Alors, mon génotype est dans les choux ?".

-"Dans les choux, c'est le cas de le dire !", comfirmai-je sur la lancée d'une méchanceté qui freinait mal. Et puis les remords m'assaillirent, et je tentai de le réconforter un peu.

-"Remarquez, lui dis-je, ce que je vous en disais, c'était statistiquement. On ne sait jamais... reste peut-être quand même un petit chromosome dans un coin". Une lueur d'espoir s'alluma dans les yeux du pauvre bougre.

-"Monsieur", dit-il, "est-ce que par hasard le fils d'Ilenbave aurait pu repasser à son fiston tout le paquet de chromosomes qu'il avait reçu d'Ilenbave ?"

-"Les 23 chromosomes de luxe ?"

-"Oui, ceux-là"

-"Eh bien, théoriquement, il y a une chance sur 8 millions que cela ait pu arriver...

Le phénotype de l'homme s'améliora brusquement. "Et après, dit-il, ça a pu être pareil, de génération en génération ?"

-"Eh oui", dis-je en commençant à mon tour à perdre pied, "mais au niveau du petit-fils d'Ilenbave, il n'y avait plus qu'une chance sur 64 millions de millions pour qu'il les repasse à la génération suivante..."

L'homme était maintenant parfaitement ravigoté. "Eh bien voilà", dit-il, avec un sourire large comme un parapluie, "on a eu un peu de chance dans la famille et puis c'est tout !"

-"Vous appelez ça un peu de chance ?" et je me mis à griffonner des chiffres sur la nappe, cependant que l'homme se remettait de ses émotions, avec l'aide toute puissante du muscadet.

-"Voyons", dis-je à mon homme, "pour vous, vous écrivez un zero, une virgule, cent quatre vingt onze zéros derrière et chiffre, ça doit être un cinq, pour finir. Et pour Médor, vous écrivez un zéro, une virgule, quelque chose comme deux mille trois cents zéros avant de trouver un chiffre autre qu'un zéro ; et vous avez le nombre de chance pour vous ou pour Médor, d'avoir la moitié (oui, je sais, la meilleure) des chromosomes de vos ancêtres d'Azincourt".

Le bistrot était maintenant trop petit pour contenir l'homme, sa joie, le chien et la ficelle.

-"Monsieur", dit-il en se levant, "vraiment, je vous remercie de m'avoir expliqué tout ça scientifiquement. Je sentais, confusément que Médor et moi avions eu de la chance à travers les siècles ; mais je n'arrivais pas bien à expliquer pourquoi! Avant quand on me demandait à propos de mon génotype, comment je savais ça, je ne trouvais que dire : Je n'en sais rien, mais j'en suis sûr. Maintenant, grâce à vous (et il arracha le morceau de nappe contenant mes calculs), je vais pouvoir dire : J'en suis sûr et je peux vous expliquer pourquoi ; mon génotype, le génotype de Médor et la Science marcheront main dans la main, chacun dans sa sphère !"

Sur ce, il fit quelque pas vers la sortie, se ravisa car il restait encore un peu de muscadet, et puis, majestueusement, la copie conforme d'Ilenbave, suivie de la ficelle, elle-même suivie de la copie conforme de Grand Médor, s'en allèrent vers leur glorieux destin, via la porte du bistrot! Même la ficelle rayonnait d'une calme certitude.

Et je me dis que ce bistrot avait été le théatre, et la bouteille de muscadet la victime, d'un de ces vains affrontements entre les obscurités du doute scientifique et l'éblouissante Lumière de la foi.




Tiré du livre : Mastiff Bullmastiff ... un peu de cynotechnie en prime (Ecrit par Anne-Marie Class et Gilbert Colas)